Influenceurs et diététique : des recettes à prendre avec des pincettes

10/23/20237 min read

Mettre en scène ce que l’on mange sur YouTube, Instagram ou TikTok est devenu banal. Certains influenceurs en profitent pour distiller des conseils nutritionnels parfois dangereux. Des professionnels du secteur appellent à encadrer ces pratiques.

Une jeune femme fait mine d’émerger de son lit. Un plan la montre ouvrant le frigo, un autre buvant un shot de gingembre en guise de petit-déjeuner. Puis, face caméra, elle et sa sœur jumelle vantent les bienfaits du triste repas en kit dont elles font la promotion. La première assène enfin un argument imparable, photos à l’appui : «J’ai perdu dix kilos en peu de temps donc j’suis bien placée pour vous donner des conseils.»

Les spectateurs de la chaîne YouTube Twins Yolo suivent au quotidien les routines culinaires du duo. Sur leurs comptes TikTok respectifs, les jumelles françaises cumulent plus de 600 000 abonnés et près de 15 millions de vues. Ce type de contenu vidéo, souvent nommé «Une journée dans mon assiette» (ou «What I eat in a day» en anglais) est devenu un gimmick récurrent sur les réseaux sociaux.

Du côté de la communauté fitness, on s’extasie à la vue d’assiettes remplies de poulet maigre, de légumes verts et de riz blanc, ou d'un shaker protéiné en guise de dessert. Toasts à l’avocat, salades composées, smoothies… Les recettes présentées sont forcément «délicieuses» et «rassasiantes». Sur TikTok encore, le compte de la fitgirl Justine Gallice, qui partage ses repas du jour en exhibant son corps sculpté, avoisine les 200 000 abonnés.

Accros à la fonte

Chercheurs à l’université du Havre, Pascale Ezan et Maxime David se sont penchés sur cette pratique de la mise en scène, disséquant un éventail de vidéos YouTube de ce genre. Pascale Ezan y décèle un basculement de l’intime vers la sphère publique : «L’alimentation donne lieu à des pratiques de consommation. Lorsque l’on a des bonnes idées ou des astuces, on se dit qu’il ne faut pas les garder pour soi.» Autrefois circonscrits au cercle médical, les conseils en nutrition sont accessibles en un clic, dispensés par autant de coaches sportifs que d’influenceurs sans réelle spécialisation, si ce n’est la promotion de leur image. «Ces vidéastes sont en majorité des jeunes femmes qui se sont approprié les messages de santé publique, comment bien manger, sainement», détaille la chercheuse. Les hommes participent aussi au phénomène, notamment les accros à la fonte.

Ces vidéos mettent en avant une vision de l’alimentation bien particulière : souvent végétarienne, parfois vegan, avec de faibles apports caloriques et peu voire pas de matière grasse, et qui est souvent une cuisine d’assemblage (qui combine des ingrédients de manière très simple). Il s’agit de proposer des plats qui correspondent aux attentes de son audience. Le partage d’un repas, pourtant indispensable à un mode de vie sain et à la prise de plaisir, en est très souvent absent. On privilégie des recettes faciles et rapides à préparer, pour la plupart destinées à perdre du poids ou gagner en muscles. A quoi bon passer des heures en cuisine à mijoter un bœuf bourguignon, si c’est pour n’y voir qu’un décompte de calories ?

Identification à un modèle

«Il y a un paradoxe : on veut mettre en avant une alimentation diététique, bonne pour la santé mais ce n’est pas vraiment le cas si l’on regarde dans le détail», estime Pascale Ezan. Bon nombre des repas analysés dans leurs travaux ne correspondent pas aux standards d’institutions de santé reconnues comme l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Sur l’éventail de vidéos décortiquées, seules 13 youtubeuses sur 98 dépassent les 1 800 kilocalories par jour – le minimum recommandé par l’OMS – et plus de 27 sont en dessous des 1 000. «Au départ, ces jeunes femmes veulent témoigner, elles tirent leur expertise de leur propre vécu. Elles n’ont pas le sentiment de mentir, de tromper leur public», relativise Pascale Ezan. Et même si les professionnels de santé se prêtent parfois au jeu, la maîtrise des outils numériques prévaut dans l’impact du message délivré : «Quelqu’un qui sait parler à ses abonnés, qui prend en compte les commentaires, développe de la bienveillance, de l’empathie, une certaine authenticité, sera finalement perçu comme beaucoup plus légitime que quelqu’un qui a fait des études dans ce domaine.»

L’identification à un modèle joue un rôle fondamental. Dis-moi ce que tu regardes, je te dirais à qui tu veux ressembler. «Un médecin qui va parler à un jeune n’aura pas du tout la même manière de communiquer. Il aura plutôt un rapport d’autorité, alors que là, avec ces créatrices de contenu, on est vraiment sur de la proximité», développe la chercheuse. Adopter le régime de telle influenceuse, prendre exemple sur son quotidien, devient une sorte de challenge. Et le corps de l’intéressée a valeur de preuve : j’ai le ventre plat, une belle peau, je fais du sport, donc ce que je mange est forcément sain.

Ramen et frites au cheddar

Des contenus dits «rebelles» existent cependant, montrent un quotidien plus classique, avec son lot d’écarts : les plats surgelés achetés au supermarché, le grignotage devant une série, les ratés en cuisine… D’autres vont forcer le trait du bon vivant, comme Poopi Blh qui engloutit pêle-mêle dans une vidéo TikTok des gyozas, un plat ramen et des frites au cheddar lors d’un séjour à Paris.

Mais le phénomène reste assez marginal. Pour les autres, Pascale Ezan y voit un autre paradoxe : «Les vidéastes n’arrêtent pas de parler de plaisir de manger, de préparer de jolis plats et en même temps, derrière, on est presque sur de l’ascétisme. Je compte mes calories, j’évite les aliments sucrés et des aliments comme le chocolat deviennent une récompense.» Là encore, la commensalité – l’acte de manger ensemble – est rarement évoquée, encore moins valorisée.

«Bonne capacité de vulgarisation»

Ces pratiques peuvent mener à de graves problèmes de santé comme l’anorexie et l’orthorexie (l’obsession de manger sainement) ou du moins de réveiller des pathologies dormantes. «Je reçois beaucoup de messages de gens qui piochent des conseils sur les réseaux et ont des problèmes de poids, de comportement alimentaire, ne s’écoutent plus, diabolisent certains aliments, remarque Claire Trommenschlager, diététicienne nutritionniste diplômée d’Etat. Ce sont des dégâts que l’on doit ensuite réparer et ça, ça peut mettre des années.» Sur Instagram, celle-ci s’efforce de prodiguer des conseils basés sur la science à ses 160 000 abonnés, dont 90 % de femmes. Lorsque la vidéaste utilise le format «Une journée dans mon assiette», elle précise son propos à l’aide d’un petit texte : équilibre alimentaire propre à chacun, pas de comptage des calories, parfois des aliments transformés, des écarts selon son humeur. «J’ai voulu montrer quelque chose de plus naturel, de moins culpabilisant.» La diététicienne estime «qu’il s’agit d’avoir une bonne capacité de vulgarisation. Il faut synthétiser des conseils habituellement donnés lors de consultations individuelles. Ça demande beaucoup de travail pour que ce soit compréhensible, sans être trop long, mais suffisamment détaillé et nuancé.»

Claire Trommenschlager considère que l’exigence doit être encore plus grande lorsqu’il s’agit de s’associer avec des marques. Beaucoup d’influenceuses profitent de ces routines pour y placer des produits bien spécifiques contre rétribution. Un cookie lors du goûter, oui, mais pas n’importe lequel. «Je travaille par exemple avec Prozis [une marque d’alimentation omniprésente dans le milieu du fitness, ndlr], mais je fais le tri, jure Claire Trommenschlager. Je ne parle de leurs produits qu’à certaines conditions et parce que j’en consommais déjà avant. Mais je pourrais très bien tourner ça à mon avantage en disant que ça aide à faire maigrir, etc.»

Ghislain Grodard-Humbert, président de l’AFDN (Association française des diététiciens nutritionnistes), est bien conscient des enjeux qui entourent cette pratique. Pour lui, partager ce que l’on mange quotidiennement n’est pas un problème en soi. «Témoigner peut être intéressant. On le voit par exemple à l’hôpital, avec le développement des patients experts», c’est-à-dire d’anciens malades ou malades qui deviennent des personnes-ressources, pour assurer une meilleure prise en charge d’un suivi médical.

«Ethique et déontologie»

Mais avec l’industrie agroalimentaire en embuscade, lui comme d’autres professionnels de santé s’inquiètent : «Ça commence à poser problème quand des personnes vont diffuser une vision dogmatique, avec une stratégie de la mercantilisation de la nutrition et de l’alimentation.» En témoignent les comptes spécialisés dans les médecines alternatives et les multiples sollicitations de leur audience relatives à l’alimentation. Un problème de dérèglement hormonal, d’arthrose, de prise de poids ? La solution est toute trouvée : une consultation en naturopathie «Les naturopathes n’ont pas de formation universitaire, rappelle Ghislain Grodard-Humbert. Ils ne sont donc pas légitimes pour donner de tels conseils.»

En France, seuls les médecins nutritionnistes et diététiciens nutritionnistes peuvent se prévaloir de diplômes reconnus par l’Etat mais l’utilisation du terme «nutritionniste» n’est pas protégée par la loi. Un jour coach, le lendemain expert en nutrition : certains influenceurs entretiennent un certain flou sur leur degré d’expertise. Le président de l’AFDN demande donc à ce que les conseils en diététique et nutrition en ligne soient mieux encadrés, en créant par exemple la notion d’exercice illégal de cette activité, au même titre que pour la médecine. «Il faut que l’on occupe le terrain. Le diététicien va le faire avec son éthique et sa déontologie. En expliquant et clarifiant des concepts, en levant des croyances, sans être alarmiste.» Un avis que partage Claire Trommenschlager : «On ne devrait pas pouvoir donner des conseils en nutrition sans diplôme, après avoir eu seulement une formation qui a duré trois heures avec son revendeur.» Mieux vaut donc laisser aux professionnels le soin de déterminer comment avoir une alimentation plus équilibrée, et se pencher plutôt sur les contenus culinaires qui promeuvent le plaisir de manger. C’est aussi cela, avoir un rapport sain à la nourriture.

Source : Libération - 23 octobre 2023 à 17h41